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Trois livres : Mai 68 à Marseille

Par Jacques Soncin

50 ans après mai 68, pour la première fois, enfin, on s’intéresse à l’histoire ou au moins aux événements de cette période ouverte par mai 68 dans la cité phocéenne… Nous assistons à une floraison de livres, de réunions, de colloques pour parler d’une période que les moins de cinquante ans ne peuvent pas connaître. Les bateleurs de la droite, qui voulaient déjà en finir avec 1936 puis avec le Conseil national de la Résistance déversent des tonnes de mots pour expliquer que Mai 68 est aussi à l’origine de tous leurs maux.

Mai 68, le fond de l’air est chaud…

Il y avait une ambiance bien différente à cette époque. Les résistants à l’infamie nazie étaient encore jeunes et nombreux. La vieille France coloniale venait d’essuyer deux défaites cinglantes : l’Indochine puis l’Algérie. Plus de cent mille rapatriés s’étaient établis à Marseille à partir de 1962. Lors des accords d’Evian, la France avait demandé à l’Algérie l’envoi de centaines de milliers de travailleurs, qui avaient été installés dans les conditions les plus précaires, souvent en bidonvilles, dans les quartiers périphériques.

Et puis il y avait aussi l’état du monde.

Les Etats-Unis avaient pris le relais de la France au Vietnam mais, malgré les bombardements incessants et criminels, la résistance ne faiblissait pas et Ho Chi Minh leur donnait des cauchemars. En revanche, une véritable levée d’un mouvement antiguerre avait vu le jour et prenait les rues des principales villes américaines. Toujours outre-Atlantique, la lutte pour l’égalité des droits et contre la ségrégation avait gagné en puissance, et l’assassinat, le 4 avril 1968 à Memphis, du pasteur Martin Luther King, prix Nobel de la paix, souleva alors une indignation universelle. Partout dans le monde, la jeunesse est à l’assaut du ciel : au Japon, l’organisation étudiante Zengakuren s’en prend aux intérêts américains, en Chine les Gardes rouges au cœur d’une révolution culturelle, mènent la vie dure aux barons du parti communiste chinois, en Afrique du Sud la lutte contre l’apartheid secoue violemment le système et l’emprisonnement de Nelson Mandela en 1962 ne fait que renforcer la révolte et la colère. Au Mozambique, en Guinée Bissau, en Angola, les peuples combattent pour en finir avec le colonialisme portugais. En Amérique du sud, toutes les dictatures imposées par le grand voisin du nord sont confrontées à une violente opposition. Figure emblématique, Che Guevara vient de disparaître, exécuté par l’armée bolivienne le 9 octobre 1967. Les pays du bloc soviétique ne sont pas épargnés par cette contestation : La dissidence en Urss, les mouvements populaires en Hongrie, en Pologne et surtout en Tchécoslovaquie, avec le Printemps de Prague. La jeunesse européenne est elle aussi en ébullition : de la République fédérale d’Allemagne, où Rudi Dutschke, est victime d’un attentat le 11 avril 1968, à l’Italie où les étudiants n’en finissent pas de manifester. Dans la péninsule ibérique, les rescapés de la période hitlérienne, Franco et Salazar sentent que la fin de leur régime est proche.

En mai 68, à Marseille comme ailleurs, la jeunesse rêvait de changer le monde. Et, parmi elle, les militantes et les militants étaient les plus à l’affut des événements.

De nombreux livres sont déjà parus, nationalement, sur Mai 68, ses leaders, ses rêves, ses impasses, ses dérives. Mais ils se centrent presque exclusivement sur l’intelligentsia parisienne. Pour la première fois quelques auteurs ont choisi d’étudier et de relater le mai marseillais.

Marseille en mai 68 et les années de rêves.

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Sébastien Barles, un militant écolo qui fut, quelques années, élu municipal, souhaitait étudier ce mouvement qu’il n’avait pu connaître, étant né en 1973. Ce docteur en droit public ne nous assène pas une lourde monographie. Après discussion avec quelques « anciens combattants », il a déterminé 9 grands témoins parmi celles et ceux qui avaient joué un rôle en mai et après mai, auxquels se sont ajoutés quelques autres au cours de son enquête, puis il a défini plusieurs thématiques judicieusement choisies. Si sa qualité d’écriture est incontestable, il a retranscrit fidèlement les paroles de ces témoins en les articulant et en les mettant en perspective. Ses propres commentaires restent toujours en aparté sans remettre en cause les propos tenus. Les thématiques correspondent effectivement aux réalités de notre ville et du mouvement qui s’y est déroulé. Le cocktail ainsi obtenu donne une bonne idée non seulement de ce qui s’est passé dans ce qu’on appelle les « années 68 » mais en évoque même l’ambiance. Parce qu’il est clair, parce qu’il peut être lu aisément et parce qu’il sonne juste, c’est un livre à conseiller à celles et ceux qui souhaitent plonger dans ce moment de l’histoire de notre ville.

Les éditions Timbuctu – 17 € – 166 pages

 

Marseille années 68

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Avec ce livre de 600 pages, on est dans une autre catégorie. Publié à « Sciences Po les presses », avec le concours du Pôle de recherche national Lives, il est écrit sous la direction d’Olivier Fillieule, professeur de Sociologie politique à l’Université de Lausanne et Isabelle Sommier professeur de sociologie politique à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris-1) avec le concours de quatre universitaires : Rachida Brahim, Laure Fleury, Lucie Bargel et Charles Berthonneau.

L’ouvrage se présente en couverture par une superbe photo de manifestation. On pense d’emblée, au vu du titre, qu’il s’agit d’une photo de 1968. En fait, c’est un cliché de Pierre Ciot, pris lors de la manifestation des ouvrières de la navale CGT sur la Canebière, le 20 juillet 1978… Cet anachronisme, non signalé, évoque, dès l’ouverture, une certaine liberté avec la réalité.

Ce livre fera date. Il y a un vrai travail avec de réelles pépites. Les auteurs ont entendu, hélas pas nécessairement écouté, de nombreux témoins, ont épluché diverses archives, hélas en apportant une confiance exagérée à celles venant de la police, ils ont couvert diverses thématiques et il sera incontestablement un ouvrage de référence pour toutes celles et tous ceux qui voudront s’intéresser aux années 68 dans notre métropole méditerranéenne.

J’y apporterai, à titre d’acteur de cette époque et aussi parce que j’ai fait partie des personnes interrogées, quelques précisions :

1 – Dans la partie sur la lutte contre le racisme, l’auteur de cette section n’a que très peu insisté sur l’extrême-droite, OAS, Méridional, groupes fascistes, qui étaient pourtant à l’origine directe ou indirecte de la totalité des attentats et crimes qui ont endeuillé notre cité. On n’a pas mis en lumière les liens profonds et militants qui s’étaient établis entre les organisations issues de l’immigration, les réseaux militants antifascistes et les organismes humanitaires. Le Mouvement des travailleurs arabes (MTA) est présenté avec des erreurs manifestes d’appartenance à telle ou telle organisation. La grève contre le racisme appelée par le MTA et ses conséquences sont sous-évaluées. L’existence de groupes d’appui à l’extrême droite au sein de la police de l’époque n’est pas évoquée.

2 – En ce qui concerne le mouvement étudiant, si ce qui s’est passé dans les facultés de sciences et à Aix est assez bien présenté, la question de la faculté de médecine est largement occultée. La Timone est l’une des seules facultés de France, avec Assas à Paris, à avoir été occupée par l’extrême droite. Très rapidement après 1968, un nouveau doyen, proche de l’Action française, est nommé, Henri Roux. Dès 1969, les étudiants en médecine, en défiance avec l’Unef, créent le Comité de lutte médecine qui se fixe pour but de mettre fin à la domination des fascistes sur la faculté, de mener le combat pour une médecine au service du peuple et de soulever la question de l’avortement. En quatre ans, le Comité de lutte parvient à faire tomber la Corpo et à faire démissionner le doyen Roux, gagne la bataille des reçus-collés contre le numérus clausus, dont on se rend compte aujourd’hui des conséquences néfastes pour la santé publique, et lance avec succès la bataille pour la libéralisation de l’avortement. Plusieurs étudiants pratiquent des IVG avant la loi et certains importent à Marseille la méthode Karman. Nous n’en trouvons que très peu de traces dans cet ouvrage.

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3 – Enfin on peut constater une certaine subjectivité, pour ne pas dire plus, dans le traitement des personnes interrogées. Que les auteurs n’aient que peu tenu compte de leurs propos allant même jusqu’à les déformer, c’est déjà désagréable et ça induit une certaine méfiance sur le reste. Mais que ces universitaires décident que certains puissent parler à visage découvert et que d’autres soient arbitrairement confinés dans l’anonymat d’un pseudonyme bidon relève incontestablement d’une certaine malhonnêteté.

En conclusion, ce livre riche, ardu, sur lequel les auteurs ont travaillé pendant plusieurs années, sans sous-estimer son importance et sa valeur, ne me semble pas avoir atteint tout ce qu’on pouvait en attendre et c’est dommage, surtout venant d’une équipe aussi diplômée.

Marseille années 68 – SciencesPo Les presses – 25 €

La France des années 1968

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Dernière présentation de cette trilogie, cet ouvrage peut sembler hors contexte puisqu’il traite de mai 1968 dans sa généralité. Véritable encyclopédie, il s’agit d’un document essentiel et très fourni concernant cette période. Dans ces conditions il ne peut qu’éclairer ce que fut la réalité marseillaise.

900 pages, 77 auteurs, 84 articles, il balaie tous les aspects de cette période.

Publié en 2008 pour le quarantième anniversaire de mai 68, sa rédaction a été coordonnée par Antoine Artous, docteur en science politique, Didier Espaztain et Patrick Silberstein, co-fondateur de Ras l’front et des éditions Syllepse.

Les thématiques abordées sont extrêmement diverses, en voici quelques exemples : Sous la plage, la grève (Jacques Kergoat), Anarchismes (Stéphane Moulain), Avortement (Maud Gelly), Che Guevara (Janette Habel), Comité de soldats (Patrick Le Tréhondat), La question Corse (Paul Alliès), Dom Tom (Gilbert Pago), Féminisme (Josette Trat), Immigrés (Gérard Prévost et Aïssa Kadri), Justice (Evelyne Sire-Marin), La Société du spectacle (Daniel Bensaïd), Mai rampant en Italie (Cinzia Arruzia), Pays de l’Est (Catherine Samary), Polar post-soixante-huitard (Elfriede Müller), Prisons (Jean Bérard), Psychiatrie (Pascal Boissel), Radios pirates (Jacques Soncin).

La France des années 1968 – Editions Sylepse – février 2008 – 30 €

1968 : Souvenirs d’une époque révolue… Epoque des révolutions…

Ces jours-ci, nous avons commémoré le cinquantième anniversaire de l’assassinat de Martin Luther king, tué le 4 avril 1968 à Memphis. James Ead Ray a été condamné pour ce crime, mais aujourd’hui encore les conditions de cet assassinat et le rôle joué par l’Etat américain n’ont pas été éclaircis. Le 2 avril 2018, s’éteignait Nomzamo Winifred Zanyiwe Madikizela connue sous le nom de Winnie Mandela. Ces deux événements sont à rapprocher parce qu’ils illustrent parfaitement ce que doit être la commémoration de mai 1968.

Winnie Mandela se bat alors au sein de l’ANC contre l’apartheid, régime injuste, criminel, ignoble, raciste imposé par le système impérialiste à l’Afrique du Sud. Martin Luther King est la voix de celles et ceux qui veulent en finir avec l’héritage de l’esclavage qui a pris la forme de la ségrégation raciale.

A cette époque, la jeunesse du monde s’enflamme pour son avenir qu’elle veut lumineux, débarrassé de la haine, de l’injustice, de la pauvreté. Ce mouvement révolutionnaire secoue la planète entière et il a une dimension universelle.

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En Asie, après avoir vaincu le colonialisme français à Ðiện Biên Phủ, un petit pays, le Vietnam, tient la dragée haute à la plus riche puissance militaire du monde. En Chine, un incroyable mouvement secoue le pays au nom d’une révolution culturelle qui remet toutes les élites en cause. Au japon, l’organisation étudiante, la Zengakuren, s’en prend aux intérêts américains. En Afrique la lutte contre l’apartheid illumine le monde. L’Algérie, fière de sa victoire contre le colonialisme français, invite les révolutionnaires du monde entier qui viennent s’y retrouver. Au Congo, au Mali, en guinée et ailleurs, de Patrice Lumumba à Modibo Keïta en passant par Sekou Touré, des voix s’élèvent contre le système colonialiste. Au Mozambique, en Guinée Bissao, au Cap Vert, en Angola des mouvements de libération ébranlent l’empire colonial portugais et fragilisent la dictature fasciste de Salazar, qui finira par s’effondrer. En Amérique latine, les régimes criminels mis en place et soutenus par les Etats-Unis rencontrent une opposition de plus en plus vigoureuse. Le système soviétique lui-même est mis à mal par l’apparition et le développement de la dissidence et d’une contestation forte dans la population à Prague, à Varsovie et même à Moscou. En République fédérale d’Allemagne la jeunesse demande des comptes à ses aînés sur leur rôle pendant le nazisme. Aux Etats-Unis même, un puissant mouvement de la paix s’oppose aux aventures militaires américaines.

Le mouvement de mai 1968 en France s’inscrit totalement dans ce contexte.

Bien sûr, tous ces espoirs, toutes ces luttes se heurtent au mur de la réaction, du militarisme, des intérêts des puissants de ce monde : Assassinats, celui de Lumumba qui sera suivi plus tard par celui de Ali Soilih aux Comores puis encore plus tard par celui de Thomas Sankara au Burkina Faso ; Intensifications des bombardements sur le Vietnam ; Les chars soviétiques à Prague ; La criminalisation de la résistance palestinienne ; La normalisation sévère en Chine ; Les coups d’Etat, comme celui au Chili, avec l’assassinat de Salvador Allende, en Amérique latine.

En avril 1968, le quotidien « Le Monde » publie un éditorial au titre surréaliste quand on contemple la période qui a suivi : « La France s’ennuie ». Mais la jeunesse ne s’ennuie pas, surtout la jeunesse militante. Elle s’est mobilisée déjà contre la guerre en Indochine, puis contre la guerre en Algérie. Les rescapés de la Résistance aux nazis sont encore nombreux. Elle regarde le monde et le monde bouge et le monde brûle. Devant ces mouvements, grandit alors, chez les jeunes et les moins jeunes, l’espoir que tout peut changer, qu’un mouvement universel peut donner enfin un sens, un but, une possibilité à l’avenir de l’Humanité.

50 ans après, le compte n’y est pas. Des forces obscures ont occupé le devant de la scène politique. Les crises sont plus graves, l’avenir paraît encore plus incertain et la nécessité d’universalisme est bien plus impérieuse qu’à cette époque. Aucune solution réelle pouvant permettre la sauvegarde de la planète, que ce soit dans les domaine de l’environnement, de la justice sociale, de la maîtrise de la démographie planétaire, de l’universalité des droits humains, de la paix, ne peut être l’œuvre d’un seul pays. Il faut une autorité, un gouvernement démocratique mondial pour planifier les solutions et dépasser les intérêts nationaux et individuels.

En ce sens, l’aspiration de mai 68 est toujours aussi actuelle : soit nous ferons triompher l’intérêt collectif, soit l’humanité s’enfermera dans la plus terrifiante des barbaries, pouvant mener jusqu’à sa propre disparition.

Pour aller dans cette direction, la phrase de Martin Luther king est d’une grande sagesse : « Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots ».

Jacques Soncin, le 5 avril 2018